L’agroécologie peut-elle nourrir toute l’humanité ?
Selon une idée reçue, les systèmes agricoles écologiques seraient bons pour la planète, mais défaillants à assurer la sécurité alimentaire. Qu’en est-il ?
Entendons-nous d’abord sur ce qu’est une agriculture durable. En France, on a l’habitude de faire la différence entre agriculture dite «conventionnelle» et la bio.
Depuis la seconde moitié du 20ème siècle, la première vise à garantir une production suffisante et à prix attractifs en ayant recours aux pesticides de synthèse, aux engrais minéraux et à de nombreuses machines. Ce que la seconde ne fait pas, ou bien moins.
Contraction d’«agriculture» et «écologie», l’agroécologie décrit ces pratiques agricoles respectueuses du vivant — l’agriculture biologique étant l’une des versions les plus avancées. Ce terme recouvre une grande variété d’approches et de pratiques qui ont en commun de tirer parti des interactions entre les végétaux, les animaux, les humains et l’environnement tout entier.
Par exemple, planter des arbres dans les champs («l’agroforesterie») pour protéger les sols de l’érosion, procurer de l’ombre aux plantes, offrir un refuge à la biodiversité, diminuer les effets néfastes du vent ou concentrer l’humidité, est une technique agroécologique.
Le choix du vivant
L’agriculture qui nourrit le monde est aujourd’hui conventionnelle, basée sur le rendement, c’est-à-dire la quantité de matière récoltée sur une surface donnée.
«Si l’on prend l’exemple européen, le modèle actuel atteint des rendements quasiment indépassables, limite surnaturels, explique Sylvain Doublet, responsable de l’activité bioressources et prospective au sein de l’association Solagro. L’agroécologie ne pourra jamais dépasser ça».
En cinquante ans, le rendement moyen des blés français est passé de 15 quintaux (15 x 100kg) par hectares à 70. Un bond immense imputable aux avancées de la génétique, des fertilisants, des pesticides et du perfectionnement des méthodes de travail du sol et des récoltes.
Les méthodes agroécologiques n’ont toutefois pas le «rendement à tout prix» comme objectif principal. Les écoagriculteur·rices favorisent des méthodes axées sur le vivant (pollinisateurs, microorganismes, etc.) sans intrants chimiques.
Seulement, ces méthodes moins productivistes peuvent induire jusqu’à 25% de pertes de rendement par rapport aux méthodes conventionnelles.
Cette moindre productivité condamne-t-elle pour autant la sécurité alimentaire mondiale ?
Changer d’agriculture oui, mais pas seulement
«Une transition écologique du monde agricole, sans transformation globale de la chaine alimentaire, ne suffira pas à nourrir tout le monde, affirme Adrien Muller, chercheur à l’Institut de recherche sur l’agriculture biologique (FiBL) et principal auteur de l’étude «Stratégies pour nourrir le monde de manière plus durable grâce à l’agriculture biologique», parue dans Nature communications en 2017. Il faut aussi une transition du côté des consommateurs».
Cela impliquerait d’abord de manger moins de viande. Les animaux d’élevage consomment environ le quart de l’ensemble des végétaux produits sur les terres cultivables de la planète. Bénéfique pour le climat et la santé, la réduction de cette consommation carnée libérerait de l’espace pour de nouvelles cultures à destination des humains.
«Cette surface supplémentaire pourra largement compenser la baisse de rendement de l’agroécologie, sans devoir créer de nouvelles terres agricoles», ajoute le chercheur. En revanche, un arrêt total de l’élevage serait inutile, voire contre-productif. «Nous avons aussi besoin du bétail pour manger ce que l’on ne peut pas manger, comme les prairies par exemple, nuance l’agronome Sylvain Doublet, co-scénariste du scénario scientifique Afterres2050 destiné à évaluer les futurs besoins alimentaires. Les déchets organiques produits par les bêtes peuvent aussi servir de fertilisant naturel».
Ensuite, moins gaspiller. Le modèle conventionnel a donné aux pays riches un accès à la nourriture en grande quantité et à bas coût. Revers de la médaille : en 2019, 13,3 % de l’alimentation produite ont été perdus avant d’être disponibles à la vente, et 17 % des produits disponibles ont été jetés dans les poubelles des ménages, des distributeurs et des restaurants, selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture(FAO). «Une réduction du gaspillage pourrait grandement aider à la compensation des moindres rendements de l’agroécologie», souligne Adrian Muller.
«Les agriculteurs ne demandent qu’à être accompagnés»
Techniquement, il est possible de nourrir le monde de façon écologique. Alors pourquoi les agriculteur·ices ont tant de mal à transitionner ?
En Occident, la majorité des agriculteur·rices «sont pieds et poings liés dans un modèle où ils ne sont plus chefs de leurs exploitations, déplore Sylvain Doublet. Ils sont bloqués par des prêts faramineux, contraints de suivre un modèle dicté par les industriels. Changer pour une méthode plus écologique, c’est perdre du rendement et perdre l’argent qu’ils n’ont pas», ajoute-t-il.
Le soutien des pouvoirs publics est indispensable pour accompagner la transition agricole. Produire de manière écologique n’est toutefois pas encore au cœur des priorités des gouvernements, comme le montre l’actuelle crise agricole qui traverse la France et l’Europe (notre article).
«Les agriculteurs ne demandent qu’à être accompagnés, détaille Amélie Poinssot, journaliste à Mediapart et autrice de l’ouvrage Qui va nous nourrir ?, paru ce 8 février chez Actes Sud, qui met en lumière le clivage entre le renouvellement des acteurs agricoles traditionnels et l’émergence de nouveaux venus plus engagés écologiquement. On ne leur donne pas les moyens de changer sur le long terme. Les aides de la politique agricole commune, la PAC, doivent être mieux distribuées et encourager la transition plutôt que la productivité».
Des méthodes écologiques pour faire face au réchauffement
Dans un contexte de changement climatique et de recul de la biodiversité, le modèle conventionnel montre ses limites. Les monocultures — parcelles avec une seule variété cultivée — sont de plus en plus mises à mal par les aléas climatiques.
«La transition vers des agricultures plus écologiques tend vers une diversification des espèces végétales cultivées, détaille Sylvain Doublet. Avoir des variétés qui n’ont pas le même cycle de vie, cela permet de ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier. La résilience de ce système aux aléas climatiques permettra d’assurer une production minimum chaque année».
Lorsque qu’une sécheresse ou une inondation survient au mauvais moment dans une monoculture conventionnelle – au moment de la germination du blé, par exemple – toutes les parcelles sont touchées. Dans une ferme agroécologique, pas de monoculture. On multiplie les variétés pour qu’elles ne soient pas vulnérables en même temps.
Une agriculture 100% agroécologique pour assurer la sécurité alimentaire mondiale est donc tout à fait possible. En plus de favoriser la biodiversité et d’améliorer la santé, elle sera bénéfique pour mieux résister aux effets du changement climatique. Mais elle nécessite de profonds changements à tous les niveaux : celui des agriculteur·rices, des acteurs de l’agro-alimentaire, des pouvoirs publics et des consommateur·rices.
Ecrit le 08/02/2024 par Alexandre Carré et Jennifer Gallé pour le média indépendant Vert.
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